La kinésithérapie ne s’est pas construite en un jour. Elle est le fruit d’un héritage pluriel — entre traditions millénaires, pratiques empiriques et données scientifiques récentes. Exercice, massage, thérapie manuelle, EBP… J’esquisserai dans cet article l’évolution incroyable de la kinésithérapie Moderne, ses dérives potentielles, et les questions que pose son avenir.
Histoire de la Kiné : Des pionniers… pas toujours kinés !
Depuis trois décennies, de véritables pionniers ont bouleversé le paysage de la réhabilitation. Étonnamment, seulement quatre d’entre eux sont kinésithérapeutes :
- Pavel Kolar, le Tchèque à l’origine de la DNS (Stabilisation Neuromusculaire Dynamique),
- Brian Mulligan, inventeur de la célèbre méthode éponyme,
- Ron Hruska, fondateur de la Postural Restoration Institute.

D’autres grands noms ont marqué le domaine sans être kinés pour autant. C’est le cas du chiropracteur Andreo Spina, créateur du Functional Range Conditioning, aujourd’hui adopté bien au-delà de la chiropraxie.

Techniques, gadgets et YouTube : une nouvelle ère
Des figures comme Eric Goodman (Foundation Training), Michael Leahy (A.R.T.), ou même Naudi Aguilar, personnage controversé mais influent, ont mis l’accent sur les schémas moteurs en rotation.
Des influenceurs comme « KneesOverToesGuy » ont conquis le web avec leurs exercices innovants, souvent inspirés par des mentors comme Charles Poliquin.
Quant aux outils, ils ne sont pas en reste : TRX, Bosu, Stick Mobility, ViPR… Des inventions devenues incontournables dans les salles et cabinets du monde entier.

L’influence explosive de Kelly Starrett
Kinésithérapeute charismatique et pédagogue, Kelly Starrett n’a rien inventé, mais il a su vulgariser des concepts complexes. Il a rendu la méthode Mulligan grand public grâce à des bandes élastiques, et popularisé l’automassage via balles de lacrosse et foam rollers, aujourd’hui omniprésents dans le monde du CrossFit. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste il a révolutionné la thérapie physique.
La kiné face aux « nouveaux acteurs »
Ce qui change la donne ? Ces innovations ne viennent plus seulement des kinés. La rééducation est aujourd’hui influencée par :
- des coachs sportifs,
- des professeurs de yoga,
- des spécialistes en mouvement,
- et surtout… la pléthore des créateurs de contenu en ligne de qualité très variable.
Résultat : la kinésithérapie ne peut plus compter uniquement sur ses diplômes pour affirmer sa légitimité. La preuve par les résultats et la preuve sociale est devenue reine.
Les 4 piliers actuels de la kinésithérapie
- La thérapie par l’exercice :
Du Pilates à la méthode Feldenkrais, en passant par le Jefferson Curl ou les drills de Coach Sommer, c’est un pilier historique, revigoré par les réseaux sociaux. - Le massage thérapeutique :
Longtemps relégué au bien-être, il revient sur le devant de la scène, grâce aux travaux sur les fascias et à l’héritage d’Ida Rolf. - La thérapie manuelle :
Héritière des rebouteux, elle reste centrale, surtout dans les phases aiguës. Mais elle est concurrencée par l’ostéopathie, souvent plus audacieuse (et parfois moins rigoureuse). - L’approche bio-psycho-sociale :
Inspirée par les sciences de la douleur, elle met l’accent sur les croyances du patient, son vécu, et ses attentes. Une grille de lecture utile, mais parfois trop théorique quand il s’agit d’agir concrètement.

Toutes les approches ne se valent pas : plaidoyer pour une kinésithérapie exigeante et incarnée
En tant que partisan de l’Evidence-Based Practice depuis de nombreuses années — mon livre « Comment j’ai vaincu mon mal de dos » étant d’ailleurs le premier ouvrage EBP en français sur ce sujet — je suis évidemment favorable à l’abandon des techniques obsolètes, placebo ou pseudo-scientifiques, dont l’inefficacité est largement démontrée.
Il me semble essentiel de savoir, de manière claire, quelles sont les techniques les plus fiables, accessibles et généralisables. Non seulement pour améliorer la qualité des soins, mais aussi pour éviter de faire perdre temps et argent aux patients avec des méthodes qui ont peu de chances de fonctionner.
Mais là où je diverge de certains discours contemporains, c’est lorsqu’on affirme que le choix de l’exercice ou de la technique n’aurait que peu d’importance.
Ce que l’expérience m’a appris — comme thérapeute, mais aussi comme patient
Lorsque j’ai souffert du dos, j’ai passé des années à chercher les bons outils.
Comme un orpailleur, j’ai trié des milliers d’exercices, récoltés au fil de formations, de lectures, de voyages, de rencontres… pour n’en conserver qu’une dizaine. Dix mouvements clefs, qui ont littéralement changé le cours de ma rééducation.
Alors non, je n’aurais pas guéri spontanément en attendant sans rien faire.
Non, je ne serais pas allé mieux « avec le temps ».
Et non, une activité physique quelconque n’aurait pas suffi. Ce qui a fait la différence, c’est la justesse du choix. Le corps est comme une montre suisse et le la précision des mouvements et exercice est fondamentale.
Et encore non, même si tous les baromètres du bien-être avaient été dans le vert j’aurais quand même eu mal au dos.
Non, tous les exercices ne se valent pas.
Et non, une méthode ne vaut pas indépendamment de celui ou celle qui l’applique.
J’ai rencontré divers enseignants de Pilates à travers le monde.
Certains m’ont soulagé. D’autres ont aggravé mes douleurs.
Pourquoi ? Parce que la méthode ne suffit pas : tout dépend de sa mise en œuvre.
Un bon professeur connaît l’anatomie. Il adapte les consignes. Il ajuste, corrige, nuance, se remet en question.
À l’inverse, une pratique approximative peut s’avérer contre-productive, voire délétère.
Dire que « le Pilates est bon pour le dos » n’a donc aucun sens si l’on omet la compétence du praticien.
De même, un exercice donné à un danseur ou à un pratiquant d’arts martiaux n’aura pas du tout le même effet que s’il est enseigné à une personne sédentaire, dont le contrôle du corps est médiocre.
C’est ce que les études ne captent pas toujours, et qui constitue un biais majeur dans l’évaluation de l’efficacité.
Trois grandes voies. Trois spécialisations. Rarement réunies.
Dans ma carrière, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui excellait à la fois en thérapie manuelle, en prescription d’exercice, et en massage.
Chaque domaine exige une immersion complète, une rigueur d’apprentissage, un art en soi.
- Les bons thérapeutes manuels ne sont pas, en général, d’excellents prescripteurs d’exercices.
- Les prescripteurs d’exercices les plus pertinents sont souvent d’anciens sportifs, qui connaissent leur corps de l’intérieur.
- Les masseurs thérapeutiques, quant à eux, ont développé leur toucher, souvent à l’écart des considérations mécaniques ou statistiques.
Objectivement, les meilleurs thérapeutes manuels que j’ai rencontrés ne m’ont jamais proposé un seul exercice valable à faire chez moi. Pourquoi ? Parce qu’il faut une toute autre expertise pour le faire correctement.
La réhabilitation réussie d’un thérapeute : un critère sous-estimé
Je vais peut-être surprendre, mais je pense que s’être soi-même réhabilité d’une pathologie complexe constitue un atout majeur pour accompagner un patient.
Guérir d’un problème sérieux est un chemin long, incertain, exigeant.
C’est comme gravir une montagne.
À qui feriez-vous confiance pour vous guider ?
- À celui qui a étudié les cartes ?
- À celui qui a collecté les statistiques ?
- Ou à celui qui a déjà franchi les sommets, malgré la douleur et le doute ?
La question, pour moi, ne se pose même pas.
Et le massage dans tout ça ?
Le massage thérapeutique est souvent méprisé. Il est considéré comme désuet ou superflu.
Et pourtant… il répond à un besoin fondamental de contact humain.
Ce n’est pas un hasard si les personnes âgées, isolées, en redemandent.
Ce n’est pas un hasard non plus si des patients continuent à consulter pour “juste un massage”.
Parce que parfois, ce n’est pas tant le corps qu’on soigne… mais le besoin d’être touché, reconnu, écouté.
À ce titre, le massage tient autant du soin que de la psychothérapie.
Une anecdote poignante : le pouvoir du toucher
Durant la dictature de Ceausescu, en Roumanie, des milliers de nourrissons furent abandonnés dans des pouponnières.
Ils étaient nourris, changés, maintenus en vie… mais jamais touchés.
Résultat : des retards moteurs massifs, des troubles cognitifs graves.
Ce que cette histoire révèle, c’est qu’un soin sans contact n’est pas un soin.
Et qu’à force de vouloir tout quantifier, on oublie parfois l’essentiel : l’humain.
Vers une kinésithérapie éclatée ?
Je fais une hypothèse, peut-être provocatrice, mais je crois que la kinésithérapie de demain pourrait se scinder en trois grands profils :
Les trois piliers historiques de la kinésithérapie : des origines multiples
1. La thérapie par l’exercice : une tradition renouvelée
La thérapie par l’exercice puise ses racines dans des traditions millénaires. Des écoles de lutte, de cirque, de gymnastique — toutes avaient développé leurs propres systèmes d’exercices destinés à soulager contusions et blessures.
Aujourd’hui, ces savoirs ont trouvé des prolongements modernes comme le Pilates, la méthode Feldenkrais ou encore certaines pratiques issues du sport de haut niveau, comme le Jefferson Curl, popularisé par Coach Sommer.
Cette approche connaît depuis une dizaine d’années un essor considérable, en grande partie grâce à l’émulation créée par les réseaux sociaux. Des millions de vidéos, de tutoriels et de partages d’expériences permettent une circulation rapide des idées, parfois meilleures que celles issues des circuits académiques.
2. Le massage thérapeutique : entre bien-être et réhabilitation
Le massage, aujourd’hui partagé entre le monde médical et celui du bien-être (Wellness), conserve une efficacité reconnue — bien que souvent symptomatique et déstressante. Il a cependant retrouvé un regain d’intérêt grâce aux découvertes sur les fascias, ces tissus conjonctifs longtemps ignorés par la recherche.
Historiquement, il trouve une de ses sources chez Pehr Henrik Ling, mais aussi dans les pratiques orientales comme le Tui Na chinois. Aujourd’hui, tout massage thérapeutique digne de ce nom repose largement sur une compréhension fine des fascias et doit beaucoup à l’héritage d’Ida Rolf (fondatrice du Rolfing), ainsi qu’à des auteurs comme Thomas Meier, héritiers de l’école allemande.
3. La thérapie manuelle : un savoir entre science et tradition
La thérapie manuelle est sans doute la plus controversée des trois grandes approches. Elle n’est pas une activité réglementée : n’importe qui peut s’en revendiquer, sans diplôme ni formation officielle. Elle descend pourtant d’une longue tradition populaire, celle des rebouteux, bien avant que le mot “ostéopathe” n’entre dans les écoles.
Utilisée surtout en phase aiguë, lors de blocages articulaires ou chez les patients incapables de participer activement à leur traitement, elle peut s’avérer précieuse. Un cas à part : la méthode Mulligan, qui floute les frontières entre manipulation et exercice. Beaucoup de ses techniques sont auto-administrées, à l’aide d’élastiques ou de sangles — comme le montre le travail de Kelly Starrett.
La kinésithérapie garde une bonne position dans ce champ, mais elle est concurrencée par l’ostéopathie, souvent plus attractive pour les patients. Il faut cependant souligner que de nombreuses pratiques ostéopathiques, notamment en viscéral et en crânien, relèvent davantage de la croyance que de la preuve scientifique.

Ce fractionnement n’est pas forcément négatif.
Il pourrait refléter une réalité déjà en place, mais tue.
Ce qui serait dangereux, en revanche, c’est de laisser ces rôles se diluer dans des outils technologiques, ou de les confier à des coachs peu formés, voire à des applications Android munies de gadgets connectés.
Accepterait-on une psychothérapie guidée par une IA sans contact humain ?
Ou un traitement pour un ulcère via une appli qui mesure notre stress par des électrodes ?
Alors pourquoi accepterions-nous qu’un patient douloureux soit pris en charge sans relation humaine directe, sans regard, sans adaptation, sans présence réelle ?
Histoire de la kiné : vers une pratique augmentée… ou diluée ?
L’influence de la kiné s’est diluée. Aux États-Unis, il n’est pas nécessaire d’être kiné pour s’autoproclamer « expert en réhabilitation ». Les réseaux sociaux amplifient cette tendance, avec des conseils souvent pertinents… et parfois dangereux.
En France et en Belgique, la kinésithérapie reste une profession réglementée. Mais même ici, le savoir devient accessible au grand public, rendant le recours au professionnel moins systématique.
Faut-il s’inquiéter ou s’adapter ?
La réponse est simple : il faut évoluer.
Aucune méthode ne peut tout résoudre. Les bons thérapeutes le savent : ils piochent dans toutes les approches, testent, observent, ajustent.
L’avenir appartient à ceux qui sauront :
- Rester ouverts,
- S’appuyer sur les preuves,
- Mettre leur expérience au service du patient.
En conclusion : toutes les techniques ne se valent pas
En tant que thérapeute et ancien patient, je peux l’affirmer :
Non, toutes les formes d’exercices ne se valent pas.
Il m’a fallu des années de tri et d’expérimentation pour extraire une poignée d’exercices réellement transformateurs. Ce n’est ni le hasard, ni le temps, mais bien la qualité du choix thérapeutique qui fait la différence.
La kiné de demain ne sera pas celle des diplômes, mais celle des résultats. À nous de construire cette pratique exigeante, libre et innovante.
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